Il est de plus en plus difficile de mesurer l'influence qu'a eu le film de Ridley Scott, sorti en 1979, sur la culture populaire occidentale. Alien est devenu un nom propre évoquant irrémédiablement toutes les créatures extra-terrestres aux intentions plus que discutables. Il y a quelques années, il incarnait toujours une irrémédiable peur de l'inconnu spatial et des dérives possibles d'une science mal contrôlée. Il était l'une des plus grandes Némésis que le cinéma ait jamais créé, un symbole flamboyant du fantastique moderne, doublé d'une icône graphique féline, sexualisée, à la fois élégante et repoussante. Oui mais voilà.. ça c'était avant...
L'icône
La réussite d'Alien en tant qu'objet filmique tient surtout à une réunion de talents. Dan O'Bannon, scénariste du film, a imaginé un système de reproduction aussi complexe que fascinant. H.R. Giger livre ses visions cauchemardesques de créatures bio-mécaniques (originellement le Necronom IV), incarnation d'une somme de peurs subconscientes. Il retire les yeux à sa créature d'origine, la rendant ainsi encore plus effrayante, puisqu'on ne peut dire si elle vous regarde ou pas. Ridley Scott, en plus d'assurer une réussite visuelle et formelle, signe un survival sec, avec une étonnante économie de moyens stylistiques. Le film de 1979 établit les bases d'un genre, il invente un space opera réaliste et crasseux. Surtout, il nous donne à voir la naissance d'une créature fascinante, dont il sait user avec parcimonie.
L'évolution de la franchise, durant les trente-cinq années qui nous séparent de la sortie du film de Ridley Scott, fut nettement plus inégal et discutable. Si James Cameron a su s'approprier l'univers dans sa suite datée de 1986, il s'est aussi largement éloigné de la formule originale. Finie la Némésis solitaire, invisible du premier film, avec laquelle Ripley jouait un cruel face à face, et place aux Space Marines, aux sulfateuses lourdes et aux vagues d'aliens (avec un petit "a"), relégués par l'apparition d'une Reine au rang de soldat lambda.
L'impact culturel du film de Cameron est énorme, et beaucoup d'éléments attachés à la saga en sont issus : le bip-bip des Motion Sensors, le bruit caractéristique des armes, la démarche animal des Aliens, les Marines de l'espace... On ne peut pas dire que les très controversés Alien 3 et Alien Resurrection auront le même impact. Aliens obtient un succès retentissant pour une suite, et constitue une impressionnante réussite formelle. Mais le xénomorphe, en se multipliant, n'a t-il pas perdu en effroi ? A l'instar des sagas Star Wars, Indiana Jones, James Bond... Alien se retrouve décliné en une myriade de gadgets allant des figurines aux draps de bains, des comics aux crossovers les plus improbables, des t-shirts aux peluches pour bébé (!), des bacs à glaçons aux costumes d'Halloween... Et bien entendu les jeux vidéo ne sont pas en reste.
C'est le film de James Cameron et son action prédominante qui influence majoritairement les game designers. Konami, en pleine explosion des beat'em all arcade en fait un actionner ultra bourrin dans lequel on tabasse de l'alien en une ou deux baffes. Sega signe un inspiré Alien : The Gun où le joueur parcoure une palanquée de couloirs en vue subjective pour dézinguer d'une simple pression de gâchette du xenomorphe par paquets de 20 . Alien Trilogy, qui fit les beaux jours de la PS1, est un sympathique Doom-like qui, malgré une intéressante réutilisation des codes horrifiques de la série (les face-huggers, le motion sensor, la pénombre..) est littéralement écrasé sous le poids de l'action ininterrompue. Puis arrive une vague d'adaptations nettement plus modestes sur consoles, sur PC et même sur mobiles : en tout et pour tout, on compte un peu plus de 40 adaptations différentes tous supports confondus, avec, il faut le reconnaître quelques très belles réussites, comme les FPS d'horreur Alien Vs Predators de Rebellion, qui offrent un gameplay et une campagne différents pour les marines et chacune des espèces extraterrestres, d'abord sur Atari Jaguar en 1994, puis dans une version totalement modifiée sur PC en 1999.
La chute
En 2006, Sega et Gearbox annoncent de concert la mise en chantier d'Aliens Colonial Marines, dont le développement fut aussi chaotique que la réception houleuse. C'est finalement Timegate Studios qui réalisera la plupart de la campagne d'une campagne solo axée principalement sur l'action et le FPS retro et bourrin. Sept ans plus tard, la sortie du jeu est un concert d'injures de la part de la presse et des joueurs qui jugent le titre comme l'un des pires jeux jamais réalisés et s'éloignant d'autant de la qualité des films dont il est sensé s'inspirer (mais qu'on a plutôt bien aimé à Merlanfrit). Au cinéma, la licence est au point mort depuis l'impopulaire Alien Resurrection (1997), et le fébrile Prometheus, qui tente de relancer la saga ne convainc pas vraiment.
C'est dans ce contexte délicat que Creative Assembly, plus habitué aux jeux de stratégie de la série Total War, propose un projet qui emballe directement SEGA. Alistair Hope et son équipe souhaitent prendre une direction complètement différente, à l'opposé des nombreux titres d'action brute qui ont été édités jusqu'alors. La principale influence d'Alien Isolation sera le film de Ridley Scott, dont le jeu se présente comme une suite directe, mettant en scène Amanda Ripley, la fille de l'héroine campée par Sigourney Weaver, dont il est fait très rapidement mention au tout début d'Aliens le Retour.
Si l'Alien est devenu au fil de ces vingt dernières années un simple pantin, de la chair à canon, une créature lambda, fragile et peu maligne, Creative Assembly souhaite lui redonner son statut d'icône horrifique et charismatique. Ainsi, il n'y aura qu'une seule créature pendant tout le jeu, et il sera impossible de la tuer. L'Alien ne sera plus ce gibier de chasse d'un FPS moyen, il redeviendra le chasseur. C'est d'ailleurs la grande force du titre édité par SEGA. Passées les longues trois premières heures d'introduction, la créature entre en scène... et ne quittera plus le joueur d'une semelle. Elle sera tour à tour danger omniprésent ou arme de destruction massive contre les colocataires malintentionnés du vaisseau spatial Sevastopol.
Émergence viscérale
En rendant ainsi à la créature une réelle identité, Creative Assembly réussit le pari de redonner corps à l'Alien mythique du film de 1979, au parangon de la peur, forçant le joueur à apprendre à connaître le xénomorphe. Ce qui implique d'avoir l'oreille fine, tant le sound design est central dans la caractérisation du prédateur. Pendant les trois quarts du jeu, à part la discrète bande son reprise de James Horner, les seuls bruitages que vous entendrez seront les halètements d'Amanda et les sons du déplacement de l'Alien. Isolation utilise le son comme un pur élément de gameplay. Chaque bruit aide le joueur à anticiper les mouvements de son ennemi, permettant de deviner que celui-ci rôde dans les conduits d'aération, qu'il sort de sa tanière ou qu'il approche rapidement à grands pas lourds (les développeurs confient qu'ils ont été obligés d'accentuer les bruits de pas de l'Alien par rapport au film). Pas ou peu de fioritures sonores donc, pas d'éléments perturbants ce contrat de game design entre le joueur et le jeu, pas d'explosion, de cris ou autres sons parasites qui pourraient induire le joueur en erreur.
En plus de constituer une intéressante alternative au gameplay traditionnel basé sur la vue, le son aide ainsi à un rapprochement fusionnel avec le xénomorphe. Lorsque vous parcourez une base spatiale avec pour seule compagnie les bruits et les frottement d'une unique créature qui veut votre peau, il se passe physiquement quelque chose.
Alien Isolation constitue finalement plus un simulateur de survie qu'une aventure narrative. Il ne s'attarde guère sur la narration, mais préfère vous faire vivre une situation identique à celle de Ripley courant après son chat dans le Nostromo, d'un objectif simple et concis à un autre, avec des règles de jeu outrageusement injustes pour l'être humain. Ce qu'il se passe entre le point A et le point B ne dépendra que du joueur et de son aptitude à dompter son environnement pour survivre. On a beaucoup critiqué la présence de points de sauvegarde parce que leur présence romprait le flux narratif. Mais si justement ce flux narratif n'est pas l'intérêt principal du titre de Creative Assembly, si la proposition est sciemment de créer des arènes entre deux points de sauvegarde, dans lesquelles le joueur doit utiliser tout ce qui lui tombe sous la main pour survivre à une créature animée d'une intelligence artificielle convaincante et aux réflexes aléatoires, il ne s'agit plus d'une erreur de game design mais d'une note d'intention. Si les mouvements de l'Alien avait été scriptés, le joueur aurait pu anticiper les mouvements de l'ennemi et les endroits où se cacher et, ainsi, le die & retry intensif exagéré par la distance entre deux points de sauvegarde aurait été critiquable. Mais en l'état, tout le squelette d'Alien Isolation est construit autour de cette proposition de faire revivre de manière émergente les situations et les sensations que le spectateur a vécu en regardant le film de 1979.
Sur une durée d'un peu plus de vingt heures, le jeu connaît malgré tout des essoufflements, une introduction trop longue et trop guidée, des personnages peu développés (à l'exception d'Amanda), quelques lourdeurs d'interface et une bonne dose de gras sur la partie finale. Il n'en reste pas moins un survival remarquable d'équilibre, qui sait utiliser au bon moment ses scènes d'action et de tension. Mais plus que tout, Creative Assembly a fait un incroyable travail de réhabilitation d'un monstre que l'on croyait relégué au rang de simple ballon de foire, et plus généralement d'une saga en naufrage. On attend maintenant impatiemment un tel traitement pour les opus suivants de la série, avec un même sérieux et un même amour respectueux pour le matériau d'origine.